Ce thème a fait l’objet d’un séminaire d’Aïkido dans le cadre de l’Abbaye Saint-Pierre de Canons il y a quelques années. Loin des aspects techniques habituels, il est cependant fondamental d’éveiller notre conscience et de comprendre pourquoi l’oeuvre de Maître Ueshiba est spirituelle et a transformé un homme de guerre en homme de paix. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots « esprit » et « spirituel ».
Pour se faire, nous allons nous appuyer essentiellement mais de façon très résumée sur les travaux de Michel Fromaget (cf. bibliographie) à qui nous voudrions rendre hommage. Son oeuvre mériterait un prix Nobel dans une catégorie qui fait défaut dans notre société matérialiste.
Le monde « moderne » considère l’homme selon une constitution bipartite composée d’un corps et d’un esprit, ce dernier terme étant utilisé dans un sens totalement faux! En effet, la dégénérescence du langage a donné à ce mot le sens de psychisme et de mental. Cela se voit particulièrement quand le mot anglais « mind » est traduit par « esprit » et non par « mental » soit la racine « men » qu’on retrouve dans l’allemand « mensch » (l’homme).
L’étymologie est pourtant claire: la psyché n’est pas l’esprit. La racine « psy » ne doit pas être confondue avec la racine « spir » qui évoque la respiration et le souffle, le « pneuma » en grec.
Appelons un chat un chat et tout ce qui concerne le domaine psychique (mental, émotionnel, sens, intellect, pensée) ne doit pas être qualifié d’esprit et de spirituel.
Sacha Guitry était reconnu comme un « homme d’esprit » avec ses « mots d’esprit », expressions pour évoquer un intellect brillant et un talent oratoire associé à un sens de la répartie.
Tels sportifs compétiteurs ont démontré un « esprit d’équipe ».
Tels guerriers ont démontré un « esprit de combat ».
Dans les deux cas, nous sommes bel et bien dans le mental.
Le langage commun notamment le français emploie le mot esprit dans le sens de psychisme.
Ce qui est grave n’est pas tant d’employer un mot pour un autre mais de se tromper de direction de recherche. Une quête spirituelle n’est pas une démarche psychique comme on a pu le voir par exemple avec le « New-Age » (« Je sens, je sens… »)
Nous avons connu dans les années 70 un chercheur psy réputé. La soixantaine passée, il s’était entraîné toute sa vie 5 heures par jour et avait certainement acquis des pouvoirs occultes. Comme nous lui faisions remarqué respectueusement que cela n’avait rien de spirituel, il évoqua des conflits dans l’enfance avec sa mère. Ses arguments nous laissèrent sceptique!
Cette perte de direction spirituelle traduit en fait la perte de nos racines et de notre constitution tripartite. Ne parle-t-on pas de « désorientation » c’est-à-dire la perte de l’orient intérieur qui bien sûr n’a rien de géographique.
Un des premiers à exprimer la confusion fut au XIIe siècle un docteur de l’Eglise qui affirmait:
« Je ne fais pas de différence entre l’Ame et l’Esprit ».
On n’est jamais trahi que par les siens!
Une décadence n’est jamais limitée à un seul domaine et touche tous les pans de la société et de la civilisation. Par exemple au même moment en architecture, l’art roman à l’harmonie parfaite, dépouillée voire austère fait place à l’art gothique où les proportions et les flèches s’élancent vers le ciel. Avec l’art pour l’art du gothique flamboyant auquel succédera la renaissance (sic), on assiste à une « babelisation » de l’égo des bâtisseurs aboutissant à « l’arche de la Défense » à Paris qui est un pont suspendu par contrainte de forces!
Le feng-shui chinois qui n’est pas limité à un pays et à une époque est très critique à ce sujet.
Question de connaissance traditionnelle, de bon sens et… d’humilité.
Quelques siècles plus tard, un maître penseur va parachever la chute. René Descartes écrivait:
« Car je ne considère pas l’esprit comme une partie de l’âme,
mais comme cette âme toute entière qui pense ».
A ce stade de notre étude, nous sommes en droit de nous interroger sur le mot âme qui vient interférer entre le psychique et l’esprit.
N’oublions pas que l’Occident est sous influence judéo-chrétienne et que l’âme est le terme religieux pour évoquer le psychisme. Sans entrer dans les théories freudiennes, l’anima, l’âme est ce qui anime le corps, tandis que l’esprit est ce qui spiritualise l’âme.
Dit autrement, le couple corps-âme représente le manifesté, tandis que l’esprit est le non-manifesté.
Le symbole chrétien du cierge pascal est clair et ne souffre pas de contestation. La cire représente le corps, la mèche représente l’âme (la psyché) et la flamme l’esprit.
Avec Descartes puis l’avènement du monde moderne, la pensée devient dualiste. La constitution de l’homme, de tripartite « corps, âme, esprit » ou « physique, psychique, esprit », devient bipartite c’est-à-dire physique et psychique, ce dernier terme étant maquillé sous le vocable « esprit ».
La pensée médicale scientifique n’y échappe pas: soit c’est somatique, soit c’est psychique. Même le lien psychosomatique apparu il y a quelques décennies ne remplacera pas le troisième élément.
Deux exemples illustrent bien la déviation d’une pensée ternaire en pensée binaire:
–Yin et Yang deviennent une relation binaire même relative si l’on oublie le Tao élément inséparable et non manifesté.
-L’ésotérisme est opposé à l’exotérisme si l’on oublie le niveau mésentérique qui correspond sur le plan analogique à la psyché. L’ésotérisme devient alors un fourre-tout comprenant du psychique, de l’énergétique et du spirituel!
Comme nous l’avons sous-entendu, il n’est pas de notre propos de paraître pédant grâce à l’étymologie mais il est important de ne pas perdre le cap et l’objectif de la vie humaine. Cela passe par la connaissance de notre nature profonde qui est tripartite.
La crise du monde moderne avant d’être économique, écologique et climatique est une crise mentale (« le monde est fou »).
Mais avant d’être mentale, la crise du monde moderne est spirituelle. L’homme a perdu ses racines, sa source et ses objectifs. Bateau sans cap au milieu de la tempête, il est prisonnier à l’étage mental dans un état de névrose d’angoisse (la France est le pays champion de la morosité), ignorant l’étage supérieur qui permettrait de nourrir et d’équilibrer les étages physique et psychique.
Nous sommes tous responsables de cet état de fait. Il est tentant de reprocher aux religions qui sont sensées apporter la bonne parole et montrer l’exemple de ne pas faire leur travail.
Le bouddhisme qui est une science de l’Esprit est la première à entretenir la confusion au niveau du langage utilisé s’entend. Grâce notamment à la médiatisation du bouddhisme tibétain et du Zen, la littérature est abondante. Un seul ouvrage à notre connaissance, « le moine et le lama » (Editions Fayard), précise dans une note du bas de la page 59 le sens du mot « esprit » employé larga manu mais le sens commun et l’usage l’emportent.
De même les rares auteurs qui traitent de spiritualité de l’Aïkido n’échappent pas à cette critique. C’est dommage qu’une telle érudition entretienne cette confusion pour le lecteur (pas pour l’auteur). Ça n’empêche pas que nous recommandons vivement leur lecture et leur étude.
Le développement de l’Aïkido n’échappe pas à la décadence de la société.
La majorité est intéressée par l’aspect physique pour ne pas dire sportif (idem pour le Yoga).
Une minorité est sensible à l’aspect subtil et énergétique.
La loi de la pyramide laisse peu de place aux rares qui pratiquent l’Aïkido en tant que voie spirituelle. Tohei Koichi, apôtre de la coordination du « corps et de l’esprit », « body and mind » (!) rejetait l’orientation spirituelle de son Maître tout comme Shioda Gozo.
En conséquence, une recherche spirituelle devra passer par une recherche analogique ce qui ne veut pas dire syncrétique avec d’autres voies spirituelles en se rappelant ce que déclarait Maître Ueshiba:
« L’Aïkido n’est pas une religion. L’Aïkido éclaire les religions ».
En fait, toutes les voies spirituelles religieuses et non religieuses peuvent s’éclairer. Un expert si grand soit-il ne peut transmettre que ce qu’il a acquis. Takeda Sokaku, artiste martial exceptionnel a eu cinq disciples exceptionnels. Un seul semble t-il, Maître Ueshiba, a eu une démarche spirituelle grâce à Deguchi Onisaburo, homme de religion qui ne faisait pas partie du monde du Bujutsu ou du Budo.
Une fois déterminé la structure tripartite de l’homme et défini chacun de ses éléments, nous sommes mieux à même de comprendre en quoi l’Aïkido est une voie spirituelle et ce que cachent les concepts Irimi-Tenkan, Ki-no-nagare (conduite du Ki), Ki-musubi (lien du Ki), Wu-wei (non-agir), Aïki…
JMT
Merci Jean Marie,
Pour ce balisage de plus en plus précis qui remet chacun en face de sa nécessité d’essayer de mieux « coordonner les exigences »aux bons endroits.
Je pense que nous sommes tous heureux de t’écouter traduire ce savoir un peu plus chaque fois sur le tatami.
A bientôt
PLP
Merci, Patrice pour ta lecture.
Je préfère la notion de Principe à celle d’exigence qui est limitée à la relation physique-psychisme alors qu’un Principe sur le plan spirituel est au delà d’une relation sujet-objet.
Ceci dit, il faut être exigeant …déjà avec soi-même.
Bien amicalement,
JMT
Ce que nous venons de perdre en innocence, nous devons le gagner en conscience. La dimension spirituelle de l’Aikido y participe. #Paris
Une pensée profonde et très juste que nous partageons dans le monde en ce moment.
JMT
Jamais deux sans trois, merci à toi Jean-Marie.